Ci-dessous un texte écrit en 2010 par Leila Joucla, docteur et agrégée en arts Bordeaux III, lors de l'exposition Zancan - l'intime et le temps à la galerie 22 Rive Gauche, Bordeaux

Une rencontre rare : de grandes toiles restées jusque-là dans le secret de l’atelier nous dévoilent un monde à part, intime et mystérieux. On est d’abord saisi par la poésie qui se dégage de ces visions oniriques, par l’ambiance méditative et contemplative dans laquelle elles nous plongent, dans une luminosité et un silence paisibles. On est pris de vertige devant l’accumulation de temps à l’œuvre, qu’il s’agisse de celui, réel, de l'ouvrage, ou de celui, fictif, de la représentation. L’artiste évoque « une recherche minutieuse de la lumière originelle où dialoguent le minéral, le végétal et l'humain. Sous cette figuration onirique transparaît une réalité introspective souvent mélancolique, dans laquelle le peintre est un poète, un apôtre du temps ».

Le temps

Se poser un moment, prendre le temps jusqu’à prendre racine. Voilà une activité à laquelle nous avons de plus en plus de mal à nous livrer dans une société du mouvement, de l’éphémère et du « zapping ». Loin des cadences infernales de nos vies réglées d’hommes et de femmes pressés, les peintures de Zancan nous invitent à considérer d’autres manières d’être, d’autres temporalités, dilatées, perdues ou dérobées, charriant toutes ensemble une part d’éternité.
Le temps à l’œuvre, ici, est d’abord celui de la patience infinie qu’implique l’usage académique de la peinture à l’huile, témoin de l’attachement profond de l’artiste à la poïesis traditionnelle, son dessin rigoureux, son souci du détail et de la finition ; un temps vertigineux, fragmenté en autant de sessions nocturnes et solitaires, moments volés mis bout à bout pour se consacrer à l’ouvrage et lui donner corps. On imagine Zancan, entre deux projets d'ingénierie, affairé de longues heures durant devant son chevalet afin de révéler, touche après touche, mois après mois, le modelé délicat de ses figures d’outres mondes. Comme il l’écrit lui-même « la création d’une toile peut prendre plusieurs années. Il n’y a aucune règle, aucune limite dans le nombre de fois où le châssis reprend sa place sur le chevalet. Cette rencontre sans cesse reconduite transparaît : chaque trait de pinceau embrasse
une parcelle de temps ».
Après le temps du faire, vient le temps suggéré, hors échelle, surréaliste, dont nous parlent les représentations ; celui de la nature, de sa croissance lente et rampante qui, comme dans les tableaux d’un Caspar David Friedrich (XIXe), semble avoir repris ses droits sur celui de la culture ; celui de la méditation et de l’introspection mélancolique, substitué au temps technologique instantané de la modernité ; celui, enfin, du cycle de la vie humaine, voué à se clore par un retour à la terre dans le saint des saints de la mère nature. Autant de temporalités différentes condensées dans un éloge de leur action lente sur les choses et la compréhension des êtres.

L'intime

Par delà leur rapport au temps, les grands dessins-peintures de Zancan nous révèlent un monde enfoui, profondément intime, avec lequel il entretient un rapport quasi-mystique.
« De composition sensible, souvent enclin à la rêverie, je fais parfois l'expérience de connexions puissantes avec certains éléments de l'invisible, comme typiquement les frissons de la nature, la consistance du temps, le murmure silencieux de la matière, ou l'intérieur de l'être. Il est devenu une quête de donner forme et couleur à ces sentiments qui sans cela resteraient prisonniers de l'individu ».
Zancan explique qu’à l'origine d'une toile, il fait « l'expérience d'un flash, d'une vision d'une lucidité soudaine comme focalisée derrière sa rétine. Le processus de création requiert ensuite l'étude détaillée à distance subjective de cette étincelle, afin de proposer une traduction de ces observations par le biais d'une peinture figurative accessible ».
On est d’abord saisi par la poésie qui se dégage de ces visions oniriques peuplées de créatures étranges, par l’ambiance méditative et contemplative dans laquelle elles nous plongent, dans un silence paisible. On se laisse hypnotiser par les effets de lumière vaporeuse, la perspective atmosphérique, le foisonnement et les ondulations aléatoires des végétaux mariés aux arabesques sensuelles du corps féminin, le tout mêlé à la rectitude du dessin de l’architecture.
Mais qui (ou que) sont ces hommes et ces femmes ? Que symbolisent ces créatures anthropomorphes, mêlées, emmêlées ou fondues à une végétation qui semble irrésistiblement vouloir fusionner avec elles ? À l’évidence, le corps féminin idéalisé, imberbe et gracile, revient comme une obsession de l’auteur en quête de perfection : leitmotiv de la femme nue, statue de pierre, sorte de fée ou femme-plante en lévitation, mises en scène dans une nature foisonnante quasi-aquatique. Dotés de corps lisses et de traits stéréotypés, les créatures et personnages qui habitent les toiles de Zancan semblent tout droit sortis d’une matrice virtuelle. L’expressivité qui fait défaut à leur visage paraît s’être déplacée du côté de cette nature prolifique, heureuse et jouissive, évocatrice de la toison pubienne et des fluides corporels.
L’alliance insolite d’un style de dessin proche des illustrations faites à la palette graphique, et d’une technique picturale aussi désuète que noble pourra surprendre. Mais elle est à l’image de la personnalité duelle de l’artiste, partagée entre le monde virtuel instable de la création logicielle et du design graphique, et son désir d’incarner lentement, posément ses fantasmes et ses songes dans la matière pérenne.
Bien que le style graphique s'en éloigne, l’intention est empreinte de résonances symbolistes et surréalistes. L’artiste se réclame aussi des préraphaélites et du fantastique (privé de son bestiaire et de sa mythologie). On repense à l’Ophélia de Sir John Everett Millais (1852), baignant en extase dans une nature aquatique luxuriante, ou aux Marâtres de Giovani Segantini (1894), montrant le corps d’une femme-mère en lévitation dans les branches d’un arbre, etc.
“ Le plus difficile aujourd'hui est de montrer. Même si la surface que j'ai pris soin de parfaire oppose un voile protecteur, j'ai la sensation d'une nudité impudique. Par prudence, on peut s'arrêter au visible, mais il ne faut pas se fier à ces beautés idéalisées couchées sur la toile. La vrai beauté, je l'espère, sera dans ce morceau de temps, plus ou moins long selon la personne, que les peintures parviendraient à transmettre, et dans cette intimité propre qui lui serait révélée.”